Wilbur Ware est un contrebassiste dont l’activité musicale – principalement concentrée dans la deuxième partie des années 50 – a contribué à marquer l’histoire du jazz. Il est pourtant très peu référencé dans les ouvrages spécialisés.
Chtijazz considère qu’il mérite d’être connu et reconnu à plus d’un titre :
- Il a participé à l’enregistrement d’albums parmi les meilleurs de toute l’histoire du jazz. Il a accompagné en studio et/ou sur scène les jazzmen les plus emblématiques : Art Blakey, Lee Morgan, Thelonious Monk, John Coltrane, Sonny Rollins, Johnny Griffin, Blue Mitchell, Pharoah Sanders, etc …
- Il est LE bassiste qui assiste à la collaboration musicale brève mais intense entre Thelonious Monk et John Coltrane.
- Les contrebassistes commencent dans les années 50 à être tentés par davantage de virtuosité, notamment par l’exploration de la totalité du manche. Scott Lafaro est un digne représentant de cette approche qui influencera par la suite de très nombreux contrebassistes et bassistes électriques. Wilbur Ware ne fait pas ce choix : il développe au contraire un jeu rythmique très avancé pour l’époque qui lui vaudra d’être parfois appelé « The Thelonious Monk of The Bass » (John Goldsby, 2002, p. 91). Il joue dans les graves et fait swinguer la section rythmique avec une inventivité propre. C’est en ce sens un musicien d’avant-garde.Frank Bergerot (2006, p.160) résume très bien le personnage : « (…) une volonté de ne pas aller trop loin dans la vélocité et l’exploration de l’aigu, de rester dans le grave avec un son court et massif qui préserve le poids de la contrebasse et privilégie ses fonctions d’assise« .
Au delà de son style caractéristique, Wilbur Ware propose une philosophie de jeu que Chtijazz souhaite mettre à l’honneur. Car avant de s’aventurer (et parfois se perdre) dans les contrées de l’improvisation virtuose, tout rythmicien doit savoir garantir les fondamentaux qui justifient au sens historique du terme la raison de sa présence au sein d’une formation de jazz, quelle qu’elle soit.
L’hommage que Chtijazz souhaite rendre à Wilbur Ware fera l’objet d’une publication de trois articles successifs. Les deux premiers seront consacrés aux sessions d’enregistrement qui ont marqué et rythmé sa vie. Nous apprendrons au fur et à mesure des séances à considérer et saisir les qualités musicales du contrebassiste. Nous nous intéresserons aujourd’hui aux sessions des années 1955 et 1956. La prochaine publication portera essentiellement sur 1957, l’année de référence quand on aborde la discographie du musicien. Dans un dernier article nous vous proposerons une analyse de son jeu, en essayant d’y déceler ses influences et ses caractéristiques. Nous essayerons ensemble de l’écouter et de le comprendre pour mieux l’apprécier.
Première partie : les sessions d’enregistrement de 1955 et 1956
Nous ne reviendrons pas en détail sur les débuts du parcours musical de Wilbur Ware. Nous noterons juste qu’il fait ses premières armes en 1946-1947 en qualité de sideman aux côtés de Sonny Stitt, Jimmy Health (saxophonistes), Roy Eldridge (trompettiste). Il y a pire comme début de carrière !
Partageons quelques jalons qui nous paraissent significatifs pour nous permettre d’apprécier le parcours musical et d’estimer le musicien.
Le premier album
Avec Mister Swing
Le véritable premier album auquel participe Wilbur Ware date de 1955. Le batteur Jim Chapin en est le leader. Pour mémoire, ce musicien n’est ni plus ni moins que l’auteur d’un ouvrage dont le premier volume, publié en 1948, fera date dans l’histoire de la batterie jazz moderne : « Advanced Technique For The Modern Drummer« , encore appelé « The Book Chapin« . Chtijazz consacrera très prochainement un article à ce technicien pédagogue.
Démarrer une carrière discographique en collaborant avec un tel batteur est loin d’être anodin pour un contrebassiste qui par la suite restera fidèle à une conception rythmique du jeu de basse. On notera au passage la présence sur l’album de Phil Woods au saxophone alto et de Hank Jones au piano.
« Qui « Sun » ? … C’est Ra … Facile … »
Pour l’anecdote, Wilbur Ware enregistrera cette année là de façon très confidentielle un standard, « Can This Be Love » (écrit par Paul James & Kay Swift) en duo avec l’emblématique Sun Ra, au domicile de ce dernier, à Chicago. Ils sont voisins et se fréquentent. Le contrebassiste retrouvera Sun Ra quelques années plus tard en 1973. Nous y reviendrons.
Et il rencontra Monk
C’est également en 1955 que Wilbur Ware fait « LA » rencontre musicale de sa vie. Il est appelé pour assurer la basse lors d’un concert organisé au Bee Hive sur Chicago (pour mémoire l’album live « Clifford Brown/Max Roach Quintet » a été enregistré la même année dans cette salle). Il se retrouve sur scène avec Thelonious Monk. Il dira par la suite que cette soirée a marqué à jamais sa vie.
1956 : « l’an Un » d’une carrière-éclair
Entre copains de Chicago
Début 1956. Wilbur Ware a 33 ans. Il rejoint le quartet de Johnny Griffin aux côté de Junior Mance (piano) et Buddy Smith (batterie). Ces quatre copains de Chicago enregistreront un album de huit titres dont un morceau écrit par Wilbur Ware intitulé « Riff Raff ».
Messager il a été
25 juin 1956 : Wilbur Ware participe à une session aux côtés de Art Blakey (batterie), Kenny Drew (piano), Ira Sullivan (saxophone ténor, trompette), Donald Byrd (trompette) et Rita Keys (vocal) : les « jazz messengers » seconde période (1956-1958). Il ne restera que deux mois au sein de la formation ; Pas suffisamment longtemps pour qu’il puisse être identifié parmi les membres historiques de l’ »Université Jazz Messengers » (cf. F. Bergerot, 2006, p.155).
Wilbur fait ses armes et affute son jeu
En août, il travaille successivement avec Matthew Gee et Ernie Henry.
Le premier est tromboniste. Il a notamment joué avec Dizzy Gillespie de 1946 à 1949. Il rejoindra Duke Ellington en1959 et restera dans son orchestre jusqu’en 1963. Les 19 et 22 aout 1956, il réunit pour son premier album en leader Kenny Dorham (trompette), Ernie Henry (saxophone alto), Franck Foster (saxophone ténor), Cecil Payne (saxophoniste baryton), Joe Knight (piano). Wilbur Ware jouera cinq des huit compositions de l’album qui sortira sous le titre « Jazz By Gee ». Les trois derniers seront assurés par John Simmons (contrebassiste période swing mainstream). Le batteur Art Taylor tient la pulse.
Ernie Henry jouera également avec Dizzy Gillespie en 1948 et 1949 puis un peu plus tard (cf. ci-dessous). Il est surtout connu pour sa collaboration avec le pianiste Tadd Dameron et sa participation aux sessions d’enregistrement des 9 et 15 octobre 1956 de l’album de Thelonious Monk « Brilliant Corners ». Ernie Henry réunit les 23 et 30 aout 1956 Kenny Dorham (trompette), Kenny Drew (piano), Art Taylor (batterie) et Wilbur Ware. Les sessions enregistrées par le Quintet aboutiront à la sortie de l’album « Presenting Ernie Henry » cher Riverside. Wilbur Ware participera aux trois projets du saxophoniste-leader (le dernier réalisé en 1957). Ernie Henry décédera brutalement en décembre 1957 ; Son dernier enregistrement datant du 6 juillet 1957, aux côtés de Dizzy Gillespie (« Dizzy Gillespie At Newport).
Wilbur Ware collabora à la réalisation de trois autres albums sur le dernier trimestre de l’année 1956, et non des moindres :
- Deux sessions pour Blue Note. Il sera associé pour les deux projets au pianiste Horace Silver et au batteur Phil Joe Jones. La première séance a lieu le 21 octobre 1956 pour J.R. Monterose (leader, saxophone ténor). Ira Sullivan (trompette) complète la formation. Le 4 novembre 1956, l’équipe rythmique est réunie autour de Lee Morgan (leader, trompette). Le saxophoniste alto Clarence ‘C’ Sharpe est également appelé. Il en sortira un album éponyme pour J.R. Monterose. Celui de Lee Morgan sera intitulé « Lee Morgan Indeed ! »
- Les 13 et 18 décembre 1956 le saxophoniste Zoot Sims invite le trompettiste Nick Travis, le pianiste George Handy, Wilbur Ware et Osie Johnson (batterie) à enregistrer « Zoot ! » chez Riverside.
Ainsi s’achève la première partie de notre hommage à Wilbur Ware. Nous espérons qu’à la lecture de cet article vous commencez à partager ce sentiment d’utilité à découvrir ou redécouvrir ce contrebassiste. Non ? Alors rendez vous dans quelques jours pour continuer à le suivre à travers ses sessions d’enregistrement des années 1957 et suivantes. La « Wilbur Ware’s Year 57 » : l’année des plus belles expériences musicales qu’un contrebassiste de jazz ait jamais rêvé de vivre.
Références bibliographiques
Concernant la consultation des enregistrements : jazzdiscography.com
Bergerot, Franck (2006). Le jazz dans tous ses états, Ed. Larousse
De Wilde, Laurent (1996). Monk, Ed. Gallimard, coll. Folio
Gerber, Alain (2004). Le cas Coltrane, Ed. Parenthèses, coll. Eupalinos
Goldsby, John (2002). The Jazz Bass Book. Technique and Tradition, Ed. Bass Player
Griffin, Farah Jasmine & Washington S’alimenter (2008). Clawing at the limits of cool. Miles Davis, John Coltrane, and the greatest jazz collaboration ever, Ed. Thomas Dunne Books, St. Martin’s Press, New York.
Porter, Lewis (2002). John Coltrane. Sa vie, sa musique. Ed. Outre Mesure, coll. contrepoints