…Ce samedi 21 octobre 2017, à 21h30, sonnait la clôture de la 31ème édition du Festival de jazz de Tourcoing. Le rideau allait tomber après le dernier concert au « Magic Mirrors », en compagnie de la chanteuse China Moses.
Pour ce dernier rendez vous sous la tente du « Magic », nous avons retrouvé le Directeur artistique, Patrick Dréhan, et le Relation presse, Sébastien Belloir, que nous remercions tous deux ici. Dans un prochain article, nous ferons le bilan de cette 31ème édition, dans un entretien avec Patrick Dréhan.
Il flotte déjà comme un sentiment de nostalgie, en se disant: « C’est déjà fini ». Cette semaine est passée à la vitesse du son… le son du jazz, celui du blues, du rock parfois… la découverte de sons parfois éloignés de notre univers. Il y a eu des rencontres, de belles rencontres, émouvantes, drôles et surtout empruntes de la passion qui anime ces artistes.
18h45, nous nous dirigeons vers les loges pour retrouver China Moses. Même si beaucoup d’entre vous la connaissent déjà, refaisons le parcours de la fille de Dee Dee Bridgewater. Elle revendique sa filiation haut et fort, mais nous pouvons vous le garantir, China Moses est China Moses… Son empreinte vocale, sa personnalité, son style. Ne cherchez pas à retrouver la copie d’un genre musical, le clone de quelqu’un, ou de quelque chose que vous auriez entendu.
China a 39 ans. Elle est née de l’union entre Gilbert Moses, réalisateur, et de Dee Dee Bridgewater. Elle dit elle avoir été « peu douée » pour les études, et c’est à 15 ans qu’elle va signer avec sa première maison de production. A 16 ans, elle enregistre un premier « single ». Tout s’enchaine rapidement (ou presque), naviguant entre la chanson et l’animation, sur des chaines comme MTV, MCM, Canal+ et l’équipe du « Grand Journal » lors de la 8ème saison.
Alors qu’elle est choriste pour la chanteuse Camille, elle fait une rencontre avec le pianiste Raphael Lemmonier. Ils se découvriront une passion commune pour la chanteuse Dinah Washington. De cette passion naitra l’idée du show « Gardenias For Dinah », et un album qui sera largement reconnu par la critique, « This One’s For Dinah », paru en 2009. Après une tournée internationale, le duo sortira l’album « Crazy Blues« . En 2010, ce sera le temps d’une collaboration avec André Manoukian, pour un l’album « So in Love« . Le spectacle tourne autour de standards tels que « Don’t let me be misunderstood », « Lullaby of Birdland », « I’ve got you under my skin ».
La discographie de China Moses se traduit par 6 albums (mais plusieurs autres collaborations et compilations) : en 1997 » China », 2000 « On tourne en rond » , 2004 : « Good Lovin » , 2009 « This One’s For Dinah » , 2012 « Crazy Blues » et le dernier album, cette année, « Nightintales ».
Nous sommes donc à l’arrière du « Magic Mirrors » face à un « algéco ». Nous nous retrouvons face à Luigi Grasso, son saxophoniste et chef d’orchestre, qui vient nous saluer chaleureusement. La porte s’ouvre, China est là, installée devant un table remplie de victuailles, que l’on vient de lui déposer, et qu’elle s’empresse de remiser au réfrigérateur. Elle nous lance « Vas-y entre ..vas-y … » Tout de suite conviviale et chaleureuse, comme si nous étions de vieux amis. Elle regarde « Emma » et lui lance : « Super tes escarpins, je suis fan… ». Nous comprenons tout de suite que cet interview va être cool, et qu’ici, la prise de tête n’a pas sa place. (…) Une discussion entre filles s’installe, nous avons presque l’impression d’être de trop. Un va et vient, la porte qui s’ouvre au début de notre rencontre, et « China » nous présente Luke Wynter, son contrebassiste, Joe Armon Johnes, qui vient chercher une bouteille d’eau…. Nous avons l’impression d’être dans une réunion de famille.
CHITJAZZ : Vous avez un répertoire assez large (dans le style) comment vous considérez vous? Chanteuse de Jazz, de blues, de Rn,’B ?
CHINA : Chanteuse !…. Je suis noire américaine, alors je chante mon héritage, ma culture… mais je suis chanteuse.
CHTIJAZZ : Nous étions hier avec Archie Shepp, et avons abordé le sujet de la condition « noire », les luttes, la discriminations… vous considérez- vous comme une chanteuse « engagée » ?
CHINA : Archie Shepp était un très grand ami de mon père….. Je suis un être humain.. Je suis une artiste. Je n’aime pas le terme chanteuse « engagée », car en France ce terme a une connotation hyper négative, et je n’ai jamais compris pourquoi d’ailleurs. Je suis quelqu’un qui fait attention à son temps.
CHTIJAZZ : Est-ce que la montée des « extrêmes », dans le monde, tous horizons confondus, donne lieu à des inquiétudes chez vous ?
CHINA : (Réfléchissant….) oh..humm, inquiète non, pour la simple raison que la civilisation tourne un peu en boucle. Nous sommes dans une période de peur de l’autre, de mépris, mais nous avons déjà vécu cela par le passé. On sait ce qui va être le cycle. La seule chose qui a changé par rapport au passé, est que beaucoup plus de personnes sur cette terre ont acquis de la liberté. Vous avez vu, que ce soit en Tunisie, ou ailleurs, les gens sont prêts à se battre dès que l’on touche aux libertés…. En Pologne, ils ont essayé d’interdire l’avortement, les femmes sont descendues dans la rue.. En Espagne aussi… Alors je ne suis pas inquiète. L’inquiétude appartient à une autre génération, celle de ma mère, de mon père..(..) ma mère a vécu la ségrégation. La ségrégation a pris fin à ses 18 ans. Moi j’ai vécu « MTV ».. S’il faut descendre dans la rue, se battre, oui je suis là… mais être inquiète non … Si les gens étaient inquiets, ils ne feraient pas des enfants, l’amour, il n’y aurait pas autant de monde dans les festivals de musique. Pour moi le mot inquiet est un mot fort…. Etre inquiet peut te bouffer la vie. Tout est une question de génération, et de la façon dont tu as été élevé. Moi, mes parents m’ont appris à être indépendante, pour ne pas avoir peur de donner mon avis. Je sais que je suis libre et que j’ai des droits, donc je ne suis pas inquiète. Par contre, étant chanteuse, et une personne publique, je sais que j’ai un pouvoir, et je ne le prends pas à la légère…. Etre engagée non, être partenaire d’association non, néanmoins par exemple, quand mon amie « Imany » me téléphone pour faire un concert, pour lever des fonds pour la recherche pour les femmes qui subissent l’endométriose, je réponds tout de suite présent… Si quelqu’un m’appelle je suis là, par contre je ne suis pas quelqu’un qui va initier.
CHTIJAZZ : (…) Pour revenir à la musique, vous avez rendu hommage à Dinah Washington. Pourquoi elle ?
CHINA : …. Elle a eu 7 maris….(éclats de rires)…. Vous vous rendez compte, elle est morte à 39 ans et elle a eu 7 maris…C’est génial..Cela devait être drôle. Non, c’est sa voix, mais aussi son histoire qui a scellé mon choix. Sa voix est très particulière, il y a tout dans sa voix. Pour moi, elle est le lien entre le sud et le nord, le blues et le jazz. Lorsque tu entends Ella Fitzgerald qui chante du « Beatles » avec un Big band, c’est funky, c’est génial… elle swing tout, mais pas tout le temps. Dinah, c’était tout le temps, que ce soit pour une balade, un blues, un standard swing, il y avait toujours le lien entre le blues et le jazz…. Le monde noir et le monde blanc en fait. J’ai toujours aimé cela chez elle…. et sa vie incroyable, elle avait une force incroyable. Lorsque tu parlais à un de ses « ex », tu pouvais même pas lui poser une question sur « Dinah »… J’ai essayé, il m’a répondu : »Laisse on ne parle pas d’elle« ..Tu sais que lorsque qu’une femme amène cette réaction là à un homme, c’est que ça devait être quelque chose. Pour moi, elle a façonné toute une branche de la musique, dans sa voix, sa manière de chanter. Elle avait cette voix aigue et très flexible. C’était une superstar, et en France personne ne le savait. C’était cela que je voulais mettre en lumière. J’ai été capté, et j’ai voulu exploiter le côté « fun » et « extravagant » de sa vie.
CHITJAZZ : Votre maman n’était pas votre idole ?
CHINA : Non….j’adore ma mère.. ma mère c’est mon soutien, c’est elle qui a cru en moi.. qui a vu quelque chose en moi, alors que moi, je ne savais même pas que je l’avais. Elle m’a fait signer avec une maison de disques, alors que j’étais en échec scolaire.
CHTIJAZZ : Et vous, vous croyiez en vous à l’époque ?
CHINA : … J’ai signé à 15 ans à la mort de mon père….Non, je ne croyais pas en moi, et je ne crois toujours pas en moi…Je crois dans ma capacité à rassembler, cela oui.
CHTIJAZZ : Vous aimez- vous ?
CHINA : … Je ne me trouve pas trop merdique.. mais bon( éclats de rires);… Non, la seule chose est que j’ai la capacité de réunir les personnes qu’il faut…. En fait j’ai une âme de productrice
CHITJAZZ : Mais les gens vous aiment… vous allez réunir ce soir une salle pleine, croyez vous que le public viendrait si tout ceci n’était pas de l’amour pour vous ?
CHINA : Ah… oui mais c’est toujours assez étrange pour moi… j’ai un rapport très étrange par rapport à cela… réellement, tu ne le verras pas sur scène, car j’ai été élevée et appris à ne pas le montrer, mais j’ai toujours trouvé cela étrange…. Chacun a son super pouvoir
CHTIJAZZ : Quels rapports avez vous avec vos musiciens? Que faut-il pour être un de vos musiciens?
CHINA : Ce sont mes frères. J’ai la chance d’avoir un groupe de musiciens très divers (2 londoniens, 1 lituanien, 1 italien). Ils mettent leurs égos au service de ma musique, et cela en tant que femme, surtout dans le monde du jazz, qui est le monde le plus macho de la musique, c’est une bénédiction. Si un problème survient, ils sont là, ils vont à la guerre pour moi. C’est également comme cela dans leur façon de jouer pour moi, ils se mettent à mon service. Pour travailler avec moi comme musicien, il faut être hybride. Ils ont tous travaillé sur des millions de projets. On ne croit pas en un seul courant, nous sommes hybrides, nous venons tous de lignes différentes. Vous savez, les choses avec le temps évoluent. Les gens qui sont dans une pensée constante me font peur, il faut savoir briser les règles et les certitudes…. (..) Vous savez, moi, j’ai appris en bougeant, rien n’est certain dans la vie, j’approche la musique de cette manière…. J’ai la certitude que rien n’est certain (rire).
CHTIJAZZ : Quels sont vos projets… des CD…? et si vous aviez un rêve fou.. même inaccessible ?
CHINA : … On tourne…. Un rêve fou ?… faire au moins 6 à 8 albums par an..Mais ce n’est pas permis aux chanteuses de sortir plus d’un album tous les deux ans.. C’est vache, par contre, les musiciens peuvent avoir des trio, quartets différents…Cela m’énerve, je l’ai dit à mon label…mais ils me répondent « .. doucement.. »
CHITJAZZ : Une dernière question sur « l’actu » du moment… Que pensez vous des scandales qui éclatent dans le monde du showbiz sur le harcèlement sexuel ?
CHINA :… Les hommes découvrent les choses ??.. Bienvenue dans le monde (la vraie vie). Nous les femmes, nous étions bien au courant (rires)… entre nous, nous en parlons vous savez…(…) On vole les choses à la femme depuis tout le temps.. Nous sommes dans un monde d’hommes.
Nous discuterons ensuite encore un peu… China nous redira l’admiration qu’elle a pour sa mère, d’avoir pris ses deux enfants « sous le bras », traversé l’Atlantique pour venir en France refaire sa vie….
Sebastien Belloir devra nous interrompre, car je pense que nous étions partis jusqu’au bout de la nuit, tellement cet entretien a été intéressant, sans filtre, direct et spontané.
21h30… Installés au Magic, le concert peut commencer. Le tempo est donné par le batteur lituanien Marijus Aleksa… un premier titre instrumental, puis China arrive sur scène, vêtue d’un manteau rouge, qu’elle va vite enlever, pour laisser apparaitre une robe rouge et des cuissardes noires… Des compositions, de belles compositions vont s’enchainer. Vous vous retrouvez là, à écouter quelque chose de différent, tonique, mais pas brutal, dynamique et à la fois sensuel… China laisse la part belle à ses complices et excellents musiciens: Rythmique impeccable, chorus léchés, … Nous vivons un réel moment de communion.
Au 3ème titre, China interpelle un « turbulent un peu imbibé », qui perturbe l’audience depuis le début du set. Elle ne se démonte pas…. « Allez toi… viens ici… monte vers moi…au lieu de faire le malin en bas, viens ici. ». L’homme s’exécute….Il monte un peu péniblement sur scène. China le somme : C’est quoi ton prénom…. « Gilbert »… Ah oui « Gilbert »…. et bien tu vois, jusqu’à maintenant (elle désigne le public), ils savaient qui j’étais … moi sur scène, mais ils ignoraient qui était le lourdaud qui la ramenait … Maintenant ils savent qui est « Gilbert ». Elle va le soigner aux petits oignons et avec un humour ravageur. Gilbert fera passer le bonjour à Dee Dee, offrira son écharpe à China, avant de retourner à sa place, beaucoup plus calme, aux pieds de l’estrade.
Et oui, Madame, vous êtes une grande dame, une classe terrible, une artiste qui nous fait sortir des schémas habituels. Vous êtes China Moses, la chanteuse que l’on aime entendre, et celle que chacun d’entre nous aimerait avoir pour amie.